Titulaire d’un doctorat en économie, Timothée Parrique oriente ses recherches vers une critique de la croissance et du modèle économique dominant, qui nous conduit dans le mur en épuisant les ressources planétaires. Il propose alors un modèle de société « post-croissance », et explore les facettes d’une économie de la décroissance. C’est d’ailleurs l’objet de son livre : Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (septembre 2022). Rencontré à l’occasion de l’événement Euskal Herria Burujabe, où il donnait une conférence, il nous a confié son fort intérêt pour les monnaies locales. Devenu depuis adhérent de l’Eusko, nous l’avons contacté pour lui poser quelques questions.

Euskal Moneta : Vous faisiez partie des conférenciers sur l’événement Euskal Herria Burujabe en octobre 2023 à Bayonne, qui vise un Pays Basque soutenable, solidaire et souverain. Quels rapports entretenez-vous avec ce territoire ?

Timothée Parrique : J’ai emménagé à Anglet à la fin de l’été 2020, une fois ma thèse de doctorat terminée. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire Ralentir ou périr, une adaptation grand public de ma thèse de doctorat The political economy of degrowth (décembre, 2019). Ça faisait longtemps que j’avais envie de m’installer ici, pour le surf, la proximité avec les Pyrénées, et surtout pour l’abondance d’initiatives locales qu’on y trouve. Le Pays Basque a tout pour devenir un véritable laboratoire du post-capitalisme.

E. M. : C’était également l’occasion d’en savoir plus sur l’Eusko. En tant qu’économiste, quel regard portez-vous sur les monnaies locales ?

Timothée Parrique : En 2015, je cherchais des financements pour écrire une thèse de doctorat sur le rôle des transformations monétaires dans un contexte de décroissance mais personne n’a voulu financer le projet. Dans ma thèse, qui était beaucoup plus généraliste qu’un cadre strictement monétaire, j’ai tout de même dédié un chapitre entier à la monnaie, l’une des trois institutions fondamentales à transformer avec la propriété et le travail. 

Le chapitre sur la monnaie se divise en trois sections sur les monnaies, les banques, et la finance. Dans la première section, j’explorais un scénario de diversification monétaire où plusieurs monnaies cohabitent ensemble. J’imaginais ça un peu comme un écosystème avec plusieurs espèces qui interagissent à plusieurs niveaux trophiques : des monnaies locales autogérées à l’échelle municipale, et puis d’autres monnaies biorégionales, nationales, et internationales. 

À la différence des monnaies générales administrées centralement comme l’euro, chacune de ces différentes monnaies aurait une logique particulière. Il y aurait des monnaies-temps pour répartir certaines tâches de manière équitable, des monnaies énergétiques pour financer les projets d’énergies renouvelables, des monnaies à valeur fondante pour ce qui touche à l’alimentation, etc. En théorie, cet écosystème monétaire permettrait la coexistence de différents types de valeurs (écologiques, sociales, culturelles, etc.), à la différence du système mono-monétaire actuel où toutes les valeurs se comptent en euros. 

Ce qui m’intéresse avec les monnaies alternatives, c’est leur capacité à permettre la gestion démocratique locale des activités économiques. C’est en ce sens que l’on peut considérer les monnaies locales comme de véritables communs, une ressource gérée de manière autonome par une communauté d’acteurs en fonction des besoins concrets du territoire. Cette capacité de planification locale est primordiale pour la transition écologique, surtout dans un contexte où l’État central est en retard en termes d’ambition vis-à-vis de certaines municipalités et d’initiatives locales. 

E. M. : La décroissance est votre thème de prédilection. Comment voyez-vous l’économie d’un monde post-croissance ? Et quelle place y occuperaient les monnaies locales ?

Timothée Parrique Il faut d’abord distinguer les deux termes. On distingue souvent deux projets attachés au concept de décroissance : la transition vers une économie plus petite et plus lente (une décroissance à proprement parler), et le maintien de ce régime stationnaire sur le long terme (ce qu’il conviendrait d’appeler la post-croissance).

Premier projet : si on ne peut pas revenir sous les seuils des limites planétaires tout en maintenant nos niveaux actuels de production et de consommation, il va falloir décroître. Par décroissance, j’entends une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. On pourrait la voir comme une sorte de grand régime macroéconomique pour permettre aux pays en dépassement écologique (les pays riches principalement) de revenir sous un seuil soutenable qui ne dépasse pas la capacité de charge des écosystèmes.

Le second projet, plus visionnaire, consiste à imaginer l’architecture économique qui sera la plus à même de nous faire prospérer sans croissance, c’est-à-dire garantir notre bien-être tout en respectant les limites planétaires. Pour la définir formellement, la post-croissance est une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance.

Les monnaies alternatives ont un rôle à jouer pour la décroissance comme transition et aussi dans le fonctionnement à long terme d’une économie post-croissance. Le pouvoir d’achat en monnaie locale est toujours limité à une sélection de produits et d’acteurs, ce qui est une très bonne chose lorsque l’on veut faire décroître une partie de l’économie tout en maintenant l’activité d’une autre partie. L’utilisation de monnaies au périmètre d’achat restreint permet de stimuler certaines activités tout en évitant des effets rebond indésirables dans ces parties de l’économie que l’on cherche à décroitre. Les monnaies locales permettent un développement économique ciblé.

Les monnaies alternatives permettent aussi une démarchandisation partielle de l’économie. La monnaie locale est une bonne étape intermédiaire entre l’échange marchand en monnaie classique et les relations de réciprocité et de don. La création d’une monnaie locale va venir rapprocher certains acteurs qui pourront ensuite développer des relations sociales au-delà de l’échange marchand. Elles permettent également une démocratisation de la gouvernance économique au sein de chaque territoire, qui à travers son association monétaire, se voit donner des éléments de pilotage pour influencer le développement économique de son territoire.

E. M. : Vous êtes maintenant adhérent à l’Eusko. Avez-vous des endroits favoris pour faire circuler la monnaie locale ?

Timothée Parrique : La première phrase de Ralentir ou périr a été écrite au Deus, un café à Biarritz où j’aime bien aller travailler. Il y a aussi l’Atalante, le ciné bistro à Bayonne, et bien sûr, l’incontournable Librairie Bookstore où j’achète une grande partie de mes livres. Il ne reste plus qu’à convaincre Les Jardins du Refuge où je vais chercher mes fruits et légumes, et la boucle sera bouclée ! 

Vous souhaitez vous aussi sauter le pas ? N’attendez plus, rejoignez l’Eusko :